Description du projet

AVANT LA RETRAITE

Création en novembre 2014

Ils sont trois : Rudolf Höller, ancien officier devenu juge et président du tribunal d’une petite ville, juste avant sa retraite, et ses deux sœurs, Vera et Clara. –– Cette journée est particulière. Le 7 octobre marque l’anniversaire d’un personnage politique notoire. C’est en l’honneur de ce dernier, leur grande idole, que Rudolph et Vera se préparent à une cérémonie reprise chaque année ; une célébration clandestine, nostalgique et ridicule. Tout est prêt, l’uniforme, les accessoires, le repas. Amas de ressentiments, d’histoires personnelles irrésolues et de rages idéologiques. Or, la journée avance, le mauvais sang monte, la cérémonie se terminera plus tôt que prévu.

Thomas Bernhard dirige son mépris contre tout esprit fascisant, qu’il se manifeste ouvertement ou de façon latente, drapé sous les exaltations patriotiques.


Entretien avec Catherine Vidal

Qu’est-ce qui t’a le plus marquée dans son écriture? Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de le porter à la scène?

Définitivement sa colère et son humour noir. Je savais que Thomas Bernhard était un auteur colérique, mais à la lecture d’ Avant la retraite, j’ai été frappée par la force de cet humour noir qui lui est si caractéristique. Et puis, il y a la forme du texte qui rappelle tant la partition musicale : aucune ponctuation, de longues tirades soudainement interrompues par des répliques isolées, on peut même chanter la structure pour s’aider à la maitriser; pour les comédiens, c’est un travail sur le rythme très difficile à intégrer, mais aussi stimulant.

À partir de ces premières impressions, quelle direction étais-tu tentée à prendre pour la mise en scène?

C’est très complexe : il y a un vernis formel à soulever, à investiguer pour se rendre à la théâtralité profonde du texte. On doit certainement s’appuyer sur le réalisme de la forme, bien qu’il ne s’agisse pas d’un réalisme extrême comme dans ce théâtre américain contaminé par le cinéma. Thomas Bernhard prend possession de ses personnages et lance à travers eux des invectives au peuple autrichien, il s’adresse directement à celui-ci, dénonce le fait que ce dernier n’a pas fait son examen de conscience, qu’il a constamment nié sa participation active au régime nazi. Bernhard fait des reproches à son peuple, au moyen de procédés « quasi » brechtiens. Certains passages du texte doivent être traités de manière presque classique, d’autres de manière plus moderne; il s’agit donc trouver la juste ligne de jeu. Je me questionne encore sur cette ligne subtile à trouver : la distanciation brechtienne que de nombreux passages suggèrent peut-elle être abordée de manière nuancée, sans tomber dans les procédés somme toute un peu usés de l’adresse directe au public par exemple? Ce sont des questions que je me pose encore à ce stade-ci.

En Autriche, Bernhard était reconnu comme une machine à scandales. Ses pièces étaient des bombes à retardement, elles ont été censurées, mises à l’index. Ma question est la suivante : le scandale est-il déplaçable ? Peut-on sortir une pièce de son contexte et garder son caractère corrosif actif? En d’autres mots, est-ce un simple morceau d’histoire ou crois-tu que cela peut avoir un effet similaire sur un public montréalais en 2014?

Le texte demeure extrêmement corrosif. Mais je ne crois pas qu’on puisse penser que ce sera scandaleux. Cependant, un fait s’est révélé à moi avec beaucoup de clarté : on assiste dans cette pièce aux mécanismes complexes qui ont permis au nazisme de se mettre en place, et les composantes de ces mécanismes elles, sont universelles ! Par le biais des personnages qui forment ce huis clos familial, Bernhard a réussi à incarner l’Histoire. Et si on entre profondément dans cette étude familiale, dans les relations justement, dans ce qui permet la mise en place de cette complexité, on s’adresse alors à tout le monde. Si on observe attentivement les personnages, on comprend qu’ils représentent de grands pans de la société allemande et leur caractérisation nous dresse un portrait juste et nuancé de la situation. Rudolf est un ancien officier nazi, Vera représente toute cette partie de la population qui, sans adhérer entièrement à l’idéologie hitlérienne, a suivi le mouvement pour ses intérêts personnels, parce qu’elle partage cette idée du redressement social véhiculé par le national- socialisme. Sa soeur Clara représente l’intelligentsia de gauche. Cependant et heureusement, le regard de Bernhard est nuancé: ce n’est pas tout blanc ou tout noir, ce qui me plait énormément. Il n’y a pas là un discours manichéen. Clara pourrait dénoncer son frère Rudolf, un ex-nazi, mais pour ne pas perdre son confort – rappelons qu’en raison de son handicap, elle risquerait de se retrouver dans un établissement hospitalier – elle se tait, elle participe à distance, en écrivant à des journaux, sans mettre se mettre en péril : c’est une des façons qu’a Bernhard de souligner les mécanismes de la conjuration. Et voilà la force de ce texte qui nous aide à comprendre ceci : pour que quelque chose d’aussi puissant et démoniaque que le nazisme se mette en place, tout le monde a dû y mettre la main, directement ou indirectement. Et cet éclairage sur l’histoire m’apparait toujours d’actualité. Bernhard dévoile l’agencement et c’est ce qui me stimule. On doit prendre conscience, individuellement, que nous sommes tous pris dans un agencement complexe même si les gouvernements et institutions vont continuellement essayer de consolider et cristalliser le manichéisme en nous.

La pièce donne beaucoup de liberté. L’absence de didascalies laisse place à l’interprétation. Il s’agit là d’un beau terrain pour la mise en scène, mais cela constitue aussi un danger. Qu’en penses-tu?

Avant la retraite pose effectivement un piège. Même si à première vue on croit que l’absence de didascalies laisse toutes les portes ouvertes, le texte est méthodique et présente des écueils qui exigent une logique. C’est une question que je me suis posée, entre autres avec Geneviève Lizotte (la scénographe). Nous avons d’abord pensé aborder la création de manière plutôt formelle, de façon relativement naturaliste, mais rapidement on s’est aperçu que ce n’était pas la bonne avenue, qu’il fallait creuser ce que le premier degré formel racontait pour faire ressortir le monstre ordinaire, cette partie de soi, bien cachée dans les replis secrets de notre être, et qui peut potentiellement ressurgir. Il fallait dépasser ce que la facture générale présente à première vue. Et puis moi, mettre une table sur une scène, ça me tue. Tout devient tellement réducteur : le petit ensemble de vaisselle, les petits accessoires, alors qu’au fond, le texte ne se prête pas entièrement à ce type de réalisme exacerbé. Un des grands défis est certes celui du décor; le texte suggère une cuisine bourgeoise, nous sommes donc parties de là. Il fallait une surface pour qu’ils puissent s’attabler, mais pas nécessairement une table. Nous avons choisi de prendre une voie mitoyenne, quelque part entre le réalisme et la métaphore. Les objets sont là, conservés, maintenus par la famille : mais ils sont fracassés, défaits, sens dessus dessous, comme si toute cette crise avait déjà eu lieu et qu’ils entretenaient ce déluge passé. Les personnages s’accrochent à ces meubles vétustes comme les nazis se sont accrochés à leur discours qui tombait en désuétude. Lorsque le nazisme a finalement chuté, les plus grands représentants se sont suicidés. Le discours était tellement lourd à tenir, un flot de paroles tellement intense… La maitresse de maison, Vera, maintient ce discours. Dans un flot de paroles incessant, elle garde le discours vivant, et ça les aveugle, ça les empêche d’avoir un recul sur leurs actes.

Photos : Matthew Fournier

Crédits

Production
Groupe de La Veillée

Texte
Thomas Bernhard

Traduction
Claude Porcell

Mise en scène
Catherine Vidal

Décor
Geneviève Lizotte

Costumes
Elen Ewing

Lumières:
François Marceau

Son
Francis Rossignol

Maquillages/coiffure
Jacques Lee Pelletier

Assistance à la mise en scène et régie
Alexandra Sutto

Interprétation
Gabriel Arcand, Violette Chauveau et Marie-France Lambert

Date et lieu de présentation

18 novembre au 13 décembre 2014
Théâtre Prospero, Montréal
17 novembre au 5 décembre 2015
Théâtre Prospero, Montréal